Martinezisme et Martinisme serge Hutin

 

 


 

Il nous serait impossible – d’où l’accolement obligé des deux vocables –
e dissocier l’étude du Martinézisme
(C'est-à-dire de la doctrine et des

pratiques de Martinès de Pasqually) et
celle du Martinisme, au sens strict du


terme (les idées et les enseignements de

Louis-Claude de Saint-Martin). Les deux

courants s’insèrent en fait dans tout un

courant d’illuministe (au sens noble du

mot) qui jalonne des étapes importantes de la théosophie chrétienne. Aux deux

s’appliquerait fort bien en fait ces mots tirés du «Manifeste» de l’actuel Ordre

Martiniste fondé par Papus en 1888-1891 (nous aurons à parler de l’un comme de

l’autre) :

«Le Martinisme est chrétien, essentiellement et intégralement chrétien, et

l’on ne saurait concevoir un martiniste qui ne fût pas un fidèle du Christ, du Christ-

Jésus, seul Sauveur et Réconciliateur, Incarnation du Verbe».
Il s’agit bel et bien d’une manière christique de connaître les grandes vérités


spirituelles : cet autre adjectif (christique) serait plus exact en fait que le premier.
En effet, l’accès actuel du Martinisme n’est nullement réservé aux seuls fidèles d’une


dénomination, d’une Église : il suffit pour y adhérer de trouver son réel

épanouissement, un écho intérieur, dans l’idée, même simplement spirituelle, d’un

Médiateur, d’un Rédempteur divin, qui unit toutes les âmes et qui sauve l’ensemble

du règne des esprits.
LES ORIGINES
Si le Martinisme est issu, historiquement (nous verrons les différences

développées de l’un à l’autre courant) du Martinézisme, ce dernier s’appuyait luimême

sur toute une tradition théosophique et magique antérieure. Cela nous

entraînerait donc à méditer sur le grand développement, dès la Renaissance, d’une

théosophie chrétienne, avec (tout spécialement) des formes christianisées

d’ésotérisme s’appuyant sur une exégèse Kabbalistique de la Bible et sur

l’hermétisme.

Il n’est pas jusqu’à certains détails des rituels martinistes modernes qui nous

obligent à en retrouver l’existence dans le passé. Prenons, par exemple, un symbole

martiniste tel que le masque. S’est-on demandé si le philosophe René Descartes,
lorsqu’il prenait pour devise : Lavatus prodeo (je m’avance masqué), ne pouvait pas


– au-delà du sens banal (nécessité de dissimuler des opinions et des théories

gênantes à son époque) – formuler un adage initiatique? N’oublions pas que, dans sa

jeunesse, Descartes avait été en relation avec les Frères de la Rose-Croix.

Dans une liste de groupements secrets signalés à Paris, en 1645, à l’attention

de la police royale, par la Confrérie du Saint-Sacrement, figurait un Ordre des
Supérieurs Inconnus – désignation qui était celle-là même que reprendra le troisième

degré de L’Ordre Martiniste (1 ).


Louis-Claude de Saint-Martin sera tellement enthousiasmé par les ouvrages

de Jacob Boehme (1575-1624), le fameux cordonnier théosophe silésien, qu’il

entreprendra la tâche écrasante d’une traduction intégrale de ses oeuvres, qu’il

n’aura d’ailleurs pas le temps de mener jusqu’à son terme. On a crue longtemps qu’il

ne s’agissait – cela se produit volontiers dans l’histoire des idées – que d’une

influence posthume indirecte : à Strasbourg, découverte, par Louis-Claude de Saint-

Martin, d’une oeuvre dans laquelle il trouve une extraordinaire parenté avec sa

propre quête de Dieu intérieur. Chez Boehme notamment, Saint-Martin retrouvait

une doctrine qui lui était bien chère : celle des noces cosmiques et spirituelles entre
le Verbe divin et la Sophia ou sagesse divine. Mais les spécialistes de l’histoire des


courants théosophiques ont pu établir l’existence d’une chaîne humaine de

transmission (d’homme à homme, de groupuscule à groupuscule) allant de Jacob
Boehme à ses premiers disciples puis, à partir de ceux-là, descendant, jusqu’au 18e


siècle, en divers pays (l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre et ses colonies

d’Amérique du Nord). Rien ne s’oppose même à ce que Saint-Martin ait pu, pourquoi

pas? Recevoir, par l’un de ses amis alsaciens, une transmission spirituelle se

réclamant de certains disciples de Boehme.

Mais nous voici amenés à l’étude de l’homme qui sera le maître vénéré de

Saint-Martin, puis à partir de l’enseignement duquel il divergera (sans s’opposer

directement, insistons-y) pour construire et prêcher sa propre voie.
MARTINES DE PASQUALLY ET LE MARTINEZISME
Malgré les patientes recherches de plusieurs historiens, tout spécialement

Gérard Van Rijnberk, qui consacra une vie entière à l’étude du personnage et de son

temps (voyez son monumental Martines de Pasqually, publié à Lyon chez Derain)

mais citons aussi (entre autres) nos grands amis Robert Amadou et Antoine Faivre,

le personnage demeure toujours quelque peu mystérieux par ses origines. On pense

simplement (le patronyme semblerait lui-même significatif) – malgré le titre
français de la Tour qu’il y joindra (nul rapport avec le peintre de ce nom) qu’il était


d’une famille juive portugaise convertie. On possède son «certificat de catholicité».

Précisons, pour contrer tout de suite une utilisation antisémite trop facile (les

services antimaçonniques de la France occupée n’y manquèrent pas hélas) qu’il

serait absurde de penser à une conversion hypocrite, de pure forme, d’un ennemi

diabolique de l’Église. Il suffit, outre la lecture attentive de ses écrits, de se reporter

au témoignage direct de ses élèves, tous chrétiens pratiquants et même dévots, pour

se rendre compte que sa ferveur chrétienne n’était nullement une ruse. On connaît

les dates de sa naissance (à Grenoble en 1727) et de sa mort (en 1774, dans l’île de

Saint-Domingue). On sait aussi qu’il était marié, et qu’il eut deux fils, dont on a

malheureusement perdu les traces. Signalons seulement – à titre personnel – que

nous connaissons, à Marseille, une dame qui nous raconta cette tradition familiale :

Martinès figurerait bel et bien parmi ses aïeux : malheureusement pour l’historien, il

s’agit d’une tradition orale, qui n’est étayée sur aucun document. On n’a encore pu

retrouver, malgré tous les efforts des chercheurs, aucun portrait authentique de

Martinès de Pasqually. Celui donné par Waite (historien très sérieux pourtant) est,

malheureusement, de pure fantaisie.

A partir de 1758 (peut-être dès 1754, pensent certains historiens), Martinès

parcourt la France, y nome (à Bordeaux, Lyon et Paris surtout) des liens dans les

milieux maçonniques. Monté à Lyon et à Paris, il se fait un grand ami : Jean-Baptiste

Willermoz, riche soyeux lyonnais passionné de maçonnerie et d’hermétisme

chrétien. Willermoz s’enthousiasme pour le système spécial qu’a méticuleusement
mis au point et organisé Martinès : l’Ordre des Chevalier Maçons Élus Cohen (on

trouve aussi l’orthographe Coëns) de l’Univers. Signalons qu’en hébreu, Cohen


signifie : prêtre : chez les juifs orthodoxes, l’homme qui porte ce nom vénéré a,

aujourd’hui encore, le plein droit héréditaire, même s’il n’est pas rabbin, de diriger

le service religieux à la synagogue. L’ordre est pleinement organisé en 1767, une

adhésion de poids : celle d’un jeune officier au régiment de Foix, Louis-Claude de

Saint-Martin. Enthousiasmé, Saint-Martin se fait le bras-droit de Martinès de

Pasqually, lui sert bénévolement de secrétaire, ce qui n’était pas un mince travail.

Non seulement Martinès maîtrisait fort difficilement les subtilités de la langue

française, qu’il parlait avec un accent terrible (ceci atteste pleinement ses origines

étrangères), mais c’était un homme à peu près totalement inadapté aux impératifs

pratiques (profession, argent) de la vie en société, signalons d’ailleurs à ce sujet que,

constatant son incapacité totale et incurable à se préoccuper des impératifs

financiers élémentaires (il aurait bien vite abouti à la misère totale de son foyer et

même à la prison pour dettes, sans même avoir compris pourquoi), ses disciples les

plus aisés décidèrent une fois pour toutes – ce qui leur était facile (précisons que

Willermoz, entre autres, était très riche) – de lui verser une pension régulière lui

permettant de se consacrer totalement à ses activités les plus chères sans avoir

même besoin de songer aux problèmes financiers. En 1772, Martinès de Pasqually

quitte la France pour aller recueillir un héritage à Saint-Domingue; il mourra deux

années après. Dernière touche de mystère : on ne retrouvera jamais la tombe de

Martinès; personne, une fois écoulées les terribles années marquées par la révolte

des esclaves noirs de l’île à la Révolution française, et par les veines tentatives de

reconquête militaire, ne pourra en indiquer l’emplacement. Souhaitons qu’un

chercheur de la République d’Haïti trouve un jour la clef du mystère…

*

* *

L’Ordre des Élus Cohen se présente comme un système maçonnique de hauts

grades. Aux degrés corporatifs (ceux de la Maçonnerie de Saint-Jean) (c’est-à-dire

d’Apprenti, Compagnon et Maître), dont la possession préalable se trouve exigée du
postulant, et qui forment la 1e classe du système, il superpose trois autres classe : la

seconde (avec les degrés d’Apprenti Cohen, Compagnon Cohen et Maître Cohen), la

troisième (avec deux grades : Maître Élu Cohen, dit aussi «Grand Architecte»;

Commandeur d’orient, dit aussi «Grand Élu de Zorobabel»); la quatrième enfin avec


un grade unique, celui de Réau-Croix, grade terminal dont le titre même laisserait

deviner des attaches (encore mal connues) avec le Rosicrucianisme.

Il s’agit donc d’un système maçonnique, et (précision importante par rapport

au Ordres Martinistes modernes, lesquels – nous le verrons – sont mixtes) au

recrutement strictement masculin. Martinès de Pasqually a laissé un volumineux
Traité de la Réintégration des êtres, dont le titre même énonce à merveille le but


fondamental du système. L’axe de celui-ci est cette fois traditionnel : il y a eu jadis,

au commencement du présent cycle cosmique, une chute originelle – terrible, aux

dimensions cosmiques, dont les conséquences se manifestent non seulement sur les

hommes (esclaves du péché et de la mort) mais sur le monde. Quel est le devoir de

l’homme éveillé? Celui de hâter la fin du cycle, le moment où se produira la

réintégration de tous les êtres, c’est-à-dire où seront effacées enfin les conséquences

ténébreuses de la chute originelle. Comment y contribuer? Martinès préconise
l’usage méthodique d’un type spécial de magie cérémonielle, d’une Théurgie plus


exactement, puisque lesdites opérations sont destinées – pour lutter efficacement

contre la force terrible des entités ténébreuses maîtresse de ce monde matériel

déchu – à se concilier les anges, les puissances célestes lumineuses. A dates précises

au cours de l’année, de telles opérations doivent être réalisées par le théurge

martinéziste – le plus souvent seul dans son oratoire personnel : les cérémonies

magiques collectives étant, elles, plus exceptionnelles.

Il s’agit donc bien d’une voie magique, mais strictement altruiste : dans les

perspectives martinézistes, ce serait une complète déviation, vraiment diabolique,

que d’utiliser les opérations de haute magie soit dans l’espoir d’obtenir des

avantages individuels concrets (richesse, amour, etc.) soit pour tenter l’évocation

des âmes désincarnées.

Les rites du martinézisme (tracé du cercle magique, des pantacles, etc.) sont

fort bien connus aujourd’hui : les recherches historiques de Van Rijnberck, de

Robert Amadou, de Robert Ambelain ont fait toute lumière à leur sujet. Mais la

question qui se poserait, pour nombre d’entre vous tout au moins, serait sans doute

celle-ci : la théurgie martinéziste peut-elle se targuer d’avoir obtenu des résultats?

Assurément, il s’avère impossible (les phénomènes invoqués se situant dans un

contexte si totalement différent du niveau scientifique de vérification des faits) de

reprendre sur le plan positif. En ce qui concerne les témoignages, on ne pouvait

certes en dénier la sincérité, la probité : il s’agit du récit d’homme qui, visiblement

(que les phénomènes qu’ils relatent aient eu ou non une réalité objective), étaient

d’une parfaite bonne foi. Précisons que les manifestations des puissances angéliques

se révèlent, d’après ces témoignages, bien différentes de l’imagerie religieuse

populaire : on n’y trouve nulle description de figures séraphiques ailées jouant de la

trompette ou de la harpe, et point du tout même, des descriptions d’êtres précis,

«matérialisés». En bien des cas, la manifestation se faisait au second degré en

quelque sorte : l’entité ou les entités angéliques évoquées demeurant invisibles,

mais suscitant soudain.. sous forme de traits de feu, les caractères d’une sorte

d’alphabet surnaturel à déchiffrer.

On dit volontiers que Saint-Martin, déçu par l’enseignement de son maître, le

jugea inefficace, voire mauvais. Les choses semblent bien plus nuancées : SaintMartin

ne condamnera jamais l’enseignement de Martinès de Pasqually; il ne niera

pas l’efficacité de ses pratiques théurgiques. Simplement, il avait découvert un

itinéraire spirituel intérieur – dont il fera bénéficier quelques amis – qui, estimait-il,

lui permettait de réaliser sur lui-même l’indispensable travail de réintégration, de

lutte active contre les conséquences terribles de la chute cosmique, sans avoir

besoin de la médiation des puissances angéliques – le Christ n’étant autre que le

médiateur, l’Intermédiaire.

Nous allons donc découvrir maintenant Louis-Claude de Saint-Martin,

surnommé le «philosophe inconnu».
LOUIS-CLAUDE DE SAINT-MARTIN ET LE MARTINISME
La vie et les activités du «philosophe inconnu» nous sont aujourd’hui fort bien

connues. Pour ne parler que des recherches récentes, les travaux exemplaires de

Robert Amadou, par exemple, n’ont laissé dans l’ombre aucun point – important ou

même secondaire.

Louis-Claude de Saint-Martin est né à Amboise (cité des bords de Loire,

célèbre par son château) le 18 janvier 1743. Après des études secondaires au collège

de Pontlevoy, il commence des études juridiques en vue d’entrer (c’était le souhait

familial) dans la magistrature : mais, le droit l’ennuyant à mourir, il choisit la

carrière des armes et acquiert un brevet d’officier. Il mènera, plusieurs années

durant, la vie de garnison.

Ce ne sera pourtant jamais, même dans sa prime jeunesse, un homme

s’adonnant aux plaisirs sensuels. Incliné très tôt à la méditation, à la prière, aux

exercices spirituels, il n’aura, sa vie durant, aucune aventure galante : il aura certes

de nombreuses admiratrices, des disciples ferventes mais jamais d’unions ni même

d’aventure occasionnelles. C’était, dirions-nous un vrai Parsifal!

Alors qu’il servait au régiment de Foix, qui se trouvait en garnison à

Bordeaux, Saint-Martin entre en contact (en 1765 sans doute) par un officier de son

unité, Monsieur de Grainville (qui était aussi pour lui un frère maçon) avec les Élus

Cohen.

Enthousiasmé, il se lie d’amitié avec Martinès de Pasqually, devient son élève

admiratif, lui sert de secrétaire bénévole. En 1772, il accèdera au degré terminal de
Réau-Croix.


A la suite d’une maturation intérieure de plusieurs années, Louis-Claude de

Saint-Martin se détachera pourtant de la voie théurgique et même du rituélisme des

sociétés initiatiques (la maçonnerie comprise) pour s’orienter désormais vers une

voie mystique toute intérieure, personnel. A Strasbourg, par l’intermédiaire de

madame Boeklin, il découvrira les oeuvres de Jacob Boehme, dont il entreprendra la

traduction; faut-il penser aussi à la possible transmission directe d’une filiation

bochmiste? On pourrait le penser.

Retiré de la carrière militaire, Saint-Martin mènera une vie volontairement

effacée, mais non pas coupée du monde : il trouvera de nombreuses amitiés secrètes

et admiratives dans la haute bourgeoisie et l’aristocratie des années antérieures à la

Révolution.

Lorsque surviendra la Terreur, il échappera aux violences, malgré sa qualité

de «ci-devant», aussi que sa protectrice et disciple, la duchesse Mathilde de

Bourbon, mère du duc d’Enghien. Notons néanmoins que cette période se traduit

pour lui, outre des difficultés financières, par diverses brimades – par exemple celleci

(qui dut lui coûter beaucoup) : se trouve désigné parmi les citoyens chargés de

monter la garde autour de la Tour du Temple, où se trouvait enfermée la famille

royal.

Sous le Consulat, Louis-Claude de Saint-Martin se retire à Aulnay, près de

Chatenay, dans le site de la «Vallée aux Loups», célèbre par son association avec

Chateaubriand. Il est d’ailleurs amusant de signaler que l’un des chapitres des
Mémoires d’outre-tombe raconte la rencontre de Chateaubriand et du «philosophe


inconnu». On y constate visiblement, que Chateaubriand considérait Saint-Martin

comme un doux rêveur et un original, sans percevoir sa vraie stature spirituelle.

C’est à Aulnay, le 13 octobre 1803, que mourra Louis-Claude de Saint-Martin, chez le

sénateur Lenoir-Laroche. Nous avions pu, en 1961, visiter – sous la conduite de

Robert Amadou – la chambre où mourut le «philosophe inconnu». La demeure

n’existe malheureusement plus, remplacée par l’un de ces immeubles collectifs que

multiplie hélas la concentration urbaine.

De son vivant, Saint-Martin avait publié sept ouvrages principaux. En voici les

titres :
Des Erreurs et de la Vérité (1775)


Tableau Naturel des Rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers
(1782)
L’homme de Désir (1790)

Ecce Homo (1792)

Le Nouvel Homme (1792)

Le Crocodile ou la guerre du Bien et du Mal (1798)

Le Ministère de l’Homme Esprit (1802).


De nombreuses années après sa mort, paraîtra en (1843) une oeuvre devenue
très célèbre dans tous les milieux s’intéressant à la numérologie : le Traité des

Nombre.


On doit à Robert Amadou la découverte et la publication d’un nombre

impressionnant d’inédits du «philosophe inconnu», et tous spécialement de
l’important journal personnel de ses dernières années : Mon Portrait historique et

philosophique (1789 – 1803), publié chez Julliard.


A ceux qui voudraient bénéficier d’un premier contact aussi vivant que

possible avec l’oeuvre de Saint-Martin, nous conseillons l’excellent petit volume des
Maximes et pensées choisies par Robert Amadou (Paris, Édition André Silvaire,


1963).

Quel itinéraire spirituel était donc choisi, élu par Saint-Martin après sa

fascination de jeunesse pour le rituélisme et pour la haute magie? Voici les paroles

où, semble-t-il, il s’est exprimé le plus simplement – et, en même temps, avec toute

la précision souhaitable :

«La seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon

âme est celle par laquelle nous pouvons entrer dans le coeur de Dieu et faire entrer

le coeur de Dieu en nous pour y faire un mariage indissoluble qui nous fait l’ami, le

frère et l’époux de notre Divin Réparateur. Il n’y a pas d’autre moyens pour arriver à

cette sainte initiation que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les

profondeurs de notre être et de ne pas lâcher prise que nous ne soyons parvenus à

en sortir la vivante et vivifiante racine».
Le Christ étant le Médiateur, le Réparateur par excellence, pourquoi donc


serait-il nécessaire – aux yeux de Saint-Martin – de recourir aux puissances célestes

intermédiaires, qui ne sont en fait que les humbles servantes du Verbe? En usant

d’un proverbe familial (pardonnez-nous l’irrévérence), nous pourrions dire : mieux

vaux s’adresser à Dieu qu’à Ses Saints.

Pour travailler à la régénération de notre être, pour coopérer au grand travail

de réintégration, il faut opérer sur soi-même, agir sur son coeur. Donnons un
passage tiré du tout début du Tableau Naturel : «Pour concourir à un but si


important, commençons par dissiper les doutes qui se sont élevés sur la vraie nature

de l’homme, parce que c’est là que doit résulter la connaissance des lois et de la

nature des autres êtres.»

Découvrir en soi-même, dans notre Sanctuaire intérieur, le Principe divin, le

Dieu de nos coeurs, n’est-ce pas détenir la clef suprême, pour connaître tant la

Nature que l’Homme (ces deux expressions parallèles, complémentaire du Divin)?
Donnons un autre extrait du Tableau Naturel : «Ce principe suprême, source de


toutes les puissances soit de celles qui vivifient la pensée de l’homme, soit de celles

qui engendrent les oeuvres visibles de la nature matérielle. Être nécessaire à tous les

autres êtres, germe de toutes les actions, de qui émanent continuellement toutes les

existences : ce terme final vers lequel elles tendent, comme par un effort irrésistible,
parce que toutes recherchent la Vie, cet être, dis-je, est celui que les hommes


appellent généralement Dieu».
Le devoir de l’Homme de Désir (pour reprendre le titre même – très parlant –


de l’une des oeuvres majeures de Saint-Martin), c’est de travaillé à l’oeuvre de la
Réintégration (de l’Homme et de la Nature) : toute connaissance vraie se trouve


subordonnée à l’amour divin, au Dieu de nos coeurs, dont l’irradiation se fera dans

notre Sanctuaire intérieur.
DE SAINT-MARTIN A PAPUS
Saint-Martin eut de nombreux amis, disciples et admirateurs, dont la liste

serait fort longue. Nous ne pourrons ici que citer quelques noms : Jean-Baptiste

Willermoz, déjà cité, qui organisera – en partant d’une filiation néotemplière
d’origine allemande, la Stricte observance – un système maçonnique de hauts grades,


le Régime Écossais Rectifié, d’esprit chrétien, très profondément pénétré de l’idéal

martiniziste et martiniste de réintégration. (Cf. les deux livres, l’un de Jean Tourniac,

l’autre de Paul Naudon, parus aux Éditions Dervy-Livres sur le Rite Écossais

Rectifié); Kirchberger : le Conte de Divonne : et combien d’autres.
Ce qui est remarquable, c’est la manière dont, tout à la fin du 18e siècle, la


théosophie chrétienne – mêlant certes volontiers à l’esprit martiniste d’autres

filiations – se répandra dans l’Europe entière. Pour l’Allemagne, il faudrait citer Carl

von Eckartshausen, sur lequel notre ami Antoine Faivre a publié une oeuvre

vraiment monumentale (parue chez Klincksieck’ Paris, en 1970) : qui est en fait

l’ouvrage de référence indispensable, pour une étude

exhaustive de toutes les ramifications de l’ésotérisme
chrétien à la fin du 18e siècle.


L’influence de la théosophie chrétienne

s’étendra même jusqu’en Russie. C’est ainsi que la

Baronne de Krüdener, amie de Chateaubriand et de

madame de Staël, deviendra l’égérie (platonique),
l’inspiratrice du Tsar Alexandre 1er. Cela nous


amènerait à évoquer un problème fort mystérieux

encore : celui des sources mystiques de la Sainte

Alliance.

Mais revenons à Louis-Claude de Saint-Martin.

Son enseignement se fit-il uniquement par ses écrits,

sa correspondance, ses conversations? N’aurait-il pas

transmis individuellement à certains de ses disciples une filiation, une transmission

symbolique simple? Non pas – précisions le bien – une initiation rituelle collective

(telle que dans la franc-maçonnerie et les organisations similaires) mais une

transmission vraiment confidentielle de maître à disciple, d’initiateur à initié, de

mots, gestes et symboles très simples? Nous donnerions volontiers, en ce qui nous

concerne, une réponse affirmative. Il serait d’ailleurs de mauvaise foi de réfuter le

témoignage d’hommes d’une sincérité, d’une honnêteté totales, tels que Papus ou

Augustin Chaboseau, qui firent état d’une transmission martiniste directe par eux

reçue. Et nous voici conduits – sans pour cela dénigrer les autres transmissions

valables invoquées pour des Ordres Martiniste (celle de Chaboseau, notamment) – à
rencontrer l’homme-clef de la renaissance contemporaine du Martinisme en France :


le docteur Gérard Encausse, plus connu sous son pseudonyme hermétique Papus.

Gérard Encausse est né le 13 juillet 1865 à la Gorogne, à l’extrémité nordouest

de l’Espagne : son père français, sa mère originaire de Valladolid. En 1869, la

famille s’installe à Paris, sur la Butte Montmartre.

Le jeune homme fera de brillantes études scolaires puis médicales, jusqu’à

l’externat; mais, au lieu de préparer l’internat, il se consacrera – tout en ne

négligeant aucunement son activité médicale (nous devrions plutôt dire : apostolat),

qu’il exercera jusqu’à la fin – aux recherches approfondies dans l’immense domaine

des sciences hermétiques. Il s’enthousiasme pour l’oeuvre de celui qui sera en fait

son premier maître – mais posthume (il ne l’a jamais connu) : Alphonse Louis

Constant (1810 – 1875), qui avait adopté le pseudonyme hébraïque d’Éliphas Lévi.

Nous n’avons pas le temps d’aborder ce personnage fascinant qui eut des attaches

avec la tradition rosicrucienne, et dont l’influence (pas seulement restreinte aux

milieux «occultes«) se voit aujourd’hui reconnaître à sa juste valeur. (L’Initiation de

juillet-août-septembre 1973 lui a consacré une étude (30 pages) faite par

Christianne Buisset. A signalé d’autre part l’excellent ouvrage d’Alain Mercier paru

chez Seghers en 1974). Éliphas Lévi avait donné une édition commentée du
Nuctemeron, célèbre grimoire attribué à Apollonius de Tyane : dans ce texte figure,


entre autres, un génie – celui de la médecine – du nom de Papus; et c’est à lui que le

docteur Gérard Encausse emprunta le pseudonyme qui devait le rendre si célèbre.

Homme d’une activité débordante, y

compris sur le plan de l’écriture, Papus n’a publié

pas moins de 160 titres. Et nous en aurions pour

longtemps à traiter de ses activités innombrables,

de ses liens étroits avec diverses organisations

initiatiques! Nous somme obligés de nous borner à

son rôle précis dans la chaîne martiniste. On se

reportera à l’excellent ouvrage de quelques 500

pages, oeuvre du fils même de Papus, du Dr.
Philippe Encausse : Papus, sa vie son oeuvre (Paris)


Éditions O.C.I.A., 1949.

C’est Henri Delaage qui, en 1882 (quelques

mois seulement avant sa mort), avait donné à

Papus la transmission martiniste personnelle qu’il

tenait d’un initiateur, humble maillon d’une chaîne

remontant au «philosophe Inconnue» lui-même. Papus a fait allusion comme suit à

l’extrême simplicité de cette transmission de l’initiateur à l’initié :

«Pauvre dépôt constitué par deux lettres et quelques points, résumé de cette

doctrine de l’Initiation et de la Trinité qui avait illuminé tous les ouvrages de

Delaage. Mais l’invisible était là, et c’est lui-même qui se chargea de confier cette

graine spirituelle à une terre ou elle pouvait se développer.»

Mais Papus, en fondant l’Ordre martiniste proprement dit (qui existe encore

aujourd’hui ayant retrouvé force et vigueur en 1953 sous l’égide du Dr. Philippe

Encausse et qui se trouve même en plein essor), voulut conseiller la nature

individuelle de la voie cardiaque (du coeur) et un travail collectif apte à la

développer. C’est pourquoi le Martiniste contemporain comporte deux degrés

probatoires et un grade – celui de S. I., à son rituélisme particulier (évoquons les

symboles du masque et du manteau, de l’épée, de la cordelière, etc.), ses réunions

dans des temples réservés aux seuls membres.

Revenons à Papus. Un homme extraordinaire aura sur lui une influence

décisive : le Maître Philippe, de Lyon, sur lequel le Dr Philippe Encausse a écrit un

livre magistral. Petit détail révélateur : c’est en hommage et sur le conseil de son

Maître vénéré que Papus prénommera son fils «Philippe». Né ne 1849, Anthelme

Nizier Philippe, d’origine savoyarde très humble, était venu s’établir à Lyon, à l’âge

de 14 ans. Malgré l’obligation de gagner d’abord sa vie comme garçon livreur, il

réussit, par des prodiges de volonté, à acquérir une très forte culture. Devenu jeune

homme, il s’inscrit à l’école de médecine de Lyon, dont il sera étudiant pendant

plusieurs mois; mais, ayant eu le malheur de découvrir ses dons de guérisseur et de

les mettre ouvertement en application, le bruit en vient aux autorités; et on lui

signifie l’interdiction de suivre les cours. Bien plus tard, quand Philippe sera devenu

célèbre dans toute l’Europe – nous ne citerons ceci qu’à titre anecdotique – le tsar

Nicolas II, désolé de voir le gouvernement français refuser de décerner à Philippe –

sur sa requête personnelle – le titre de docteur en médecine, lui fera accorder, lors

de son séjour à la cour impériale, le doctorat en médecine de l’académie de Saint-

Pétersbourg, avec en sus le grade d’inspecteur général des installations sanitaires

portuaires. Précisions que Philippe, homme toujours profondément modeste, même

la gloire venue, ne recherchait nullement des honneurs si ronflants. Les deux

superbes lévriers russes que le tsar lui donna et qu’il ramena en France le

touchèrent bien davantage.

On trouvera dans l’ouvrage de Philippe Encausse – bourré de révélations sur

des épisodes peu connus – tous les détails sur les deux voyages du Maître Philippe

en Russie à la cour du tsar, ainsi que sur son mariage, ses amis ses contacts avec les

milieux spiritualistes, occultistes et autres.

Quand Philippe mourra le 2 août 1905, il laissera la réputation – tout-à-fait

justifiée – d’un véritable «Homme de Dieu». Il ne faudrait donc pas le réduire à

n’avoir été qu’un guérisseur plus remarquable que bien d’autres : ce fut aussi et

surtout un authentique maître spirituel et même, sous ses allures si simples et bon

enfant à mille lieues d’un ascète sourcilleux, un véritable saint homme peut-on dire.

Sédir, autre fidèle disciple du Maître, a donné de Philippe un portrait romancé dans
son roman à clefs : Initiations.


Revenons à Papus. A la guerre de 1914, il se dépense sans compter comme

médecin-chef d’une ambulance sur le front; à un point tel qu’épuisé, devenu

tuberculeux, il devra être évacué. Mais, refusant de se reposer, il devient médecin,

en 1916, du personnel d’une usine militaire. La mort même du docteur Gérard

Encausse (25 octobre 1916) a donné lieu à controverses : mourut-il d’une mort

naturelle? Aurait-il été victime d’un envoûtement? Cela semble fantastique, mais

Papus avait déclaré à ses proches, peu avant sa mort, qu’il en était persuadé, qu’il

aurait pu se défendre mais que – par fidélité à l’idéal chrétien de charité évangélique

– il renonçait à déclencher le choc en retour fatal pour l’envoyeur. A chacun de

décider de la vérité en l’affaire.
LE MARTINISME ACTUEL
Aujourd’hui, loin d’avoir disparu, le Martinisme se trouve en plein essor.
L’Ordre Martiniste proprement dit, fondé par Papus a de nombreux «Groupes» et


«Cercles» en France et à l’Étranger. Il groupe quelque 3.000 membres. Précisions

que le Martinisme est ouvert aux hommes et aux femmes qui se sentent une
attirance pour la spiritualité christique, que cela s’appuie ou non chez eux sur la


pratique religieuse d’une Église.

Redonnons la parole finale au «philosophe inconnu» lui-même, dans un
splendide passage tiré du Tableau naturel :


«Du haut de son trône, la Sagesse divine ne cesse de tempérer le mal que

nous commettons, et d’absorber nos iniquités dans l’immensité de son amour; icibas,

le Régénérateur Universel à dû pardonner aux coupables, et, quand on les a

accusés devant Lui, il a dû montrer que c’était faire un plus grand oeuvre de les

renvoyer alors que de les condamner.

Enfin, du haut de son trône, la Sagesse divine donne ses propres puissances

et ses propres vertus pour annuler le traité criminel qui a soumis tout la postérité de

l’homme à l’esclavage : ici bas le Régénérateur Universel a dû donner ses sueurs et

sa vie même pour nous faire connaître sensiblement les vérités sublimes et nous

arracher à la mort.»
Impossible donc de vraiment comprendre la voie cardiaque (la voie du coeur)


qu’est le Martinisme véritable sans admettre ces deux grandes bornes,

complémentaires dans le déroulement Temporel du Cosmos et de l’Homme : la

Chute et la Réintégration, celle-ci ne pouvant elle-même être conçue sans faire

intervenir un Médiateur, un Rédempteur divin.

Serge Hutin
(1) Celui de S.I. évoquant aussi le titre plus humble de Serviteur Inconnu.

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