Notes sur le Martinésisme et le Martinisme




 


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Martinisme

Article publié le 15 août 2010
Par Jacques Drieu


1

INTRODUCTION
On ne connaissait jusqu’ici, comme on le verra plus loin, que quelques pages du Traité de la

Réintégration des Êtres[1]. C’est grâce à M. René Philipon que nous devons de pouvoir désormais


le lire dans son entier et déterminer, par suite, d’une manière complète et précise, la doctrine, dans

sa partie théorique du moins, du célèbre illuminé, Martines de Pasqually.
Le Traité de la Réintégration des Êtres est – peut-être à dessein – un ouvrage assez mal composé. Il


est écrit sans ordre et il contient des répétitions nombreuses et des digressions. La langue est assez

claire cependant, quoique l’auteur emploie un certain nombre de mots dans un sens qui n’est propre

qu’à lui. Le Dieu de Pasqually n’est pas absolu, infini, et il est contradictoire. Il dénie, en effet, à

Dieu le pouvoir de connaître les pensées de ses créatures avant que celles-ci ne les aient conçues.

Sa prescience n’est donc pas absolue.
D’autre part, il dira, dans la même phrase : « Il ne peut y avoir du vide auprès du Créateur, ni dans



son immensité ; cette immensité n’ayant pas de bornes, tous les esprits y trouvent facilement leur

place dès qu’ils sont émanés du sein du Créateur ; et aussi cette immensité s’étend à mesure que le

Créateur émane des esprits de son sein. »[2]


D’un côté, l’immensité de Dieu n’a pas de bornes, de l’autre elle s’étend : la contradiction est

évidente. Pour Pasqually, il n’y a pas trois hypostases, c’est-à-dire trois personnes distinctes en
Dieu : « Ces trois personnes, écrit-il, ne sont en Dieu que relativement à leurs actions divines, et on



ne peut les concevoir autrement sans dégrader la Divinité, qui est indivisible et qui ne peut être

susceptible, en aucune façon, d’avoir en elle différentes personnalités distinctes les unes des autres.

S’il était possible d’admettre dans le Créateur des personnes distinctes, il faudrait alors en

admettre quatre au lieu de trois, relativement à la quatriple essence divine qui doit vous être

connue, savoir : l’esprit divin 10, l’esprit majeur 7, l’esprit inférieur 3 et l’esprit mineur 4. C’est là

que nous concevons l’impossibilité qu’il y a que le Créateur soit divisé en trois natures

personnelles. Que ceux qui veulent diviser le Créateur en son essence observent au moins de le

diviser dans le contenu de son immensité. »[3]

Plus loin, il dira, en parlant du Christ et de l’Esprit Saint : « Ils ne sont compris ni l’un ni l’autre



dans aucune espèce d’émanation ni d’émancipation. Leurs actions et leurs opérations ont été et

seront toujours purement spirituelles, divines, sans aucun assujettissement au temps ni au

temporel.»[4]

Mais ailleurs, il écrit que le nombre 8[5] symbolise « l’esprit doublement fort appartenant au

Christ »[6], tandis que dans tout le cours de l’ouvrage le nombre 10 symbolise la Divinité. Si le mot


Christ désigne ici une des trois personnes divines, il est clair qu’il y a contradiction.

Martines associe, d’une manière assez heureuse, les deux doctrines de l’émanation et de la création.

Il fait dire à Noé, parlant aux habitants de l’arche, avant de les congédier :
« Les eaux qui se sont élevées jusqu’aux portes du firmament et qui ont dérobé toute la nature à



vos yeux, vous représentent le néant où était la nature universelle avant que le Créateur eût conçu,

dans son imagination, d’opérer la création[7] tant spirituelle que temporelle. Il nous fait voir

clairement que tout être temporel provient immédiatement de l’ordre, de sa pensée et de sa volonté,

et que tout être spirituel divin vient directement de son émanation éternelle. La création

n’appartient qu’à la matière apparente, qui, n’étant provenue de rien, si ce n’est de l’imagination

divine, doit rentrer dans le néant ; mais l’émanation appartient aux êtres spirituels qui sont réels et

impérissables. Tous les esprits, soit majeurs, soit mineurs ; existeront éternellement dans une

personnalité de distinction, dans le cercle[8] de la Divinité. L’Éternel est appelé Créateur, non

seulement pour avoir créé[9], mais aussi parce qu’il ne cesse et ne cessera jamais de créer des

vertus et des puissances d’actions spirituelles en faveur des élus. Ces êtres spirituels sont

certainement innés dans la divinité, comme le séminal de la reproduction des formes est inné dans

le corps général et particulier de l’univers. »[10]

Ces êtres spirituels que Dieu émana, « avant le temps, pour sa propre gloire, dans son immensité

divine »[11], existaient-ils ou n’existaient-ils pas, avant leur émanation ? « Ils existaient, répond



Martines, dans le sein de la Divinité, mais sans distinction d’action, de pensée et d’entendement

particulier, ils ne pouvaient agir ni sentir que par la seule volonté de l’être supérieur qui les

contenait et dans lequel tout était mû ce qui, véritablement ne peut passe dire exister ; cependant,

cette existence en Dieu est d’une nécessité absolue ; c’est elle qui constitua l’immensité de la

puissance divine. Dieu ne serait pas le père et le maître de toutes choses s’il n’avait innée en lui

une source inépuisable d’êtres qu’il émane par sa pure volonté et quand il lui plaît »[12].

« Les premiers esprits émanés du sein de la Divinité étaient distingués entre eux par leurs vertus

leurs puissances et leurs noms »[13]. Ils formaient quatre classes : « Les noms de ces quatre classes



d’esprits étaient plus forts que ceux que nous donnons vulgairement aux Chérubins, Séraphins,
Archanges et Anges, qui n’ont été émancipés que depuis. De plus, ces quatre premiers principes


d’êtres spirituels avaient en eux comme nous l’avons dit, une partie de la domination divine : une

puissance supérieure, majeure, inférieure et mineure, par laquelle ils connaissaient tout ce qui

pouvait exister, ou être renfermé dans les êtres spirituels qui n’étaient pas encore sortis du sein de

la Divinité. »[14]

Ces esprits ne restèrent pas dans leur état de pureté divine. Ils prévariquèrent. « Leur crime fut,



premièrement, d’avoir voulu condamner l’éternité divine dans ses opérations de création ;

secondement, d’avoir voulu borner la Toute-Puissance divine dans ces mêmes opérations ;

troisièmement, d’avoir porté leur pensée spirituelle jusqu’à vouloir être Créateurs des causes

troisièmes et quatrièmes, qu’ils savaient être innées dans la toute-puissance du Créateur, que nous

appelons quatriple essence divine. »[15]

Comme ils n’étaient que des agents secondaires – Dieu étant le premier — « ils ne devaient être



jaloux que de leur puissance, vertu et opérations secondes[16]. C’est pour les punir que le

Créateur fit force de son immutabilité en créant cet univers physique, en apparence de forme

matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers avaient à agir, à exercer en privation toute

leur malice. »[17]

« L’homme ne fut émané qu’après que cet univers fut formé par la Toute-puissance divine pour



être l’asile des premiers esprits pervers et la borne de leurs opérations mauvaises, qui ne

prévaudront jamais contre les lois d’ordre que le Créateur a données à sa création universelle. Il

avait les mêmes vertus et puissances que les premiers esprits ; et quoiqu’il ne fût émane qu’après

eux, il devint leur supérieur et leur aîné par son état de gloire et la force du commandement qu’il

reçut du Créateur. Il connaissait parfaitement la nécessité de la création universelle, il connaissait

de plus l’utilité et la sainteté de sa propre émanation spirituelle, ainsi que la forme glorieuse dont il

était revêtir pour agir dans toutes ses volontés sur les formes corporelles et passives. C’était dans

cet état qu’il devait manifester toute sa puissance pour la plus grande gloire du Créateur en face de

la création universelle, générale et particulière… »[18]

« Adam, dans son premier état de gloire, était le, véritable émule du Créateur. Comme pur esprit, il

lisait à découvert les pensées et les opérations divines. »[19] Mais « il se laissa tenter par un des



principaux esprits pervers. Il répéta ce que les premiers esprits pervers avaient conçu d’opérer

pour devenir créateurs au préjudice des lois que l’Éternel leur avait prescrites pour leur servir de

bornes dans leurs opérations spirituelles divines ».[20]



Sceau Elu-Cohen

Sa prévarication ne vint pas, quoiqu’elle partît de sa propre volonté, « immédiatement de sa pensée,

cette pensée lui ayant été suggérée par les esprits prévaricateurs ».[21]

« Adam, rempli d’orgueil, traça six circonférences en similitude de celles du Créateur, c’est-à-dire



qu’il opéra les six actes de pensées spirituelles qu’il avait en son pouvoir pour coopérer à sa

volonté de création. Il exécuta physiquement et en présence de l’esprit séducteur sa criminelle

opération. Il s’était attendu à avoir le même succès que le Créateur éternel, mais il fut extrêmement

surpris ainsi que le démon, lorsqu’au lieu d’une forme glorieuse, il ne retira de son opération

qu’une forme ténébreuse et tout opposée à la sienne. Il ne créa en effet qu’une forme de matière, au

lieu d’en créer une pure et glorieuse telle qu’il était en son pouvoir. Que devint donc Adam après

son opération ? Il réfléchit sur le fruit inique qui en était résulté, et il vit qu’il avait opéré la

création de sa propre prison, qui le resserrait plus étroitement, lui et sa postérité, dans des bornes

ténébreuses et dans la privation spirituelle divine jusqu’à la fin des siècles. Cette privation n’était

autre chose que le changement de forme glorieuse en forme matérielle et passive. La forme

corporelle qu’Adam créa n’était point réellement la sienne, mais c’en était une semblable à celle

qu’il devait prendre après sa prévarication. »[22]

En effet, « à peine eut-il accompli sa volonté criminelle que le Créateur, par sa Toute-puissance,



transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive semblable

à celle qui était provenue de son opération criminelle. Le Créateur transmua cette forme glorieuse

en précipitant l’homme dans les abîmes de la terre d’où il avait sorti le fruit de sa prévarication,

L’homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux ; au lieu qu’avant son crime

il régnait sur cette même terre comme Homme-Dieu, et sans être confondu avec elle ni avec ses

habitants. »[23]


Ici se posent fatalement à l’esprit ces questions : les premiers esprits péchèrent-ils par orgueil,

comme l’affirme Pasqually, ou bien par ignorance ? Mais alors, pourquoi Dieu ne les créa-t-il pas

sans orgueil et omniscients, autrement dit, parfaits ? Le pouvait-il d’ailleurs ? Si oui, Dieu est

coupable ; sinon, il ne saurait être rendu responsable de l’imperfection de ses créatures. Mais alors,

se demandera-t-on, pourquoi Dieu les a-t-il émanées ou créées, sachant qu’elles feraient, étant
imparfaites, fatalement le mal ? Strada a essayé de résoudre ces terribles questions dans sa Religion

de la science et de l’Esprit pur. Nous regrettons de ne pouvoir le suivre sur ce terrain: de telles


questions exigent une longue étude.
Quant à Martines, il se tire de la difficulté par des mots : « Le mal, dit-il, est enfanté par l’esprit et



non créé ; la création appartient au Créateur et non à la créature ; les pensées mauvaises sont

enfantées par l’esprit mauvais, comme les pensées bonnes sont enfantées par l’esprit bon ; c’est à

l’homme à rejeter les unes et à recevoir les autres, selon son libre arbitre qui lui donne droit de

prétendre aux récompenses de ses bonnes oeuvres, mais qui peut aussi le faire rester pour un temps

infini[24] dans la privation de son droit spirituel. »[25]


Ailleurs, il déniera au Créateur le pouvoir (il n’est donc pas tout-puissant ?) d’opérer sur les causes

secondes, c’est-à-dire sur les esprits, et de prévoir — ainsi que nous l’avons vu, — leur pensée
avant qu’elle ne soit conçue. Le passage est curieux ; il mérite d’être cité : « Je défie, dit-il, ce Dieu



tout-puissant de lire dans aucune pensée qui n’aura pas été conçue. Si cette chose était en Son

pouvoir, Il serait véritablement injuste de ne pas arrêter les funestes événements qu’Il saurait pour

lors devoir survenir à la créature. Et alors ce serait Lui seul qui serait coupable. Mais comme Il a

établi sur des lois immuables tout ce qui subsiste dans l’univers, et qu’Il a laissé une pleine liberté

à Sa créature, Il n’a pas en Lui-même Sa prescience et Il ne prend aucune part aux causes secondes

dans cet univers. Quiconque donne le nom de devin au Créateur ou à Sa créature, insulte l’un et

l’autre, pèche contre l’esprit, et sera horriblement puni. »[26]


Ainsi, Pasqually rapetisse Dieu ; il le fait fini pour le laver de tout mal. Je n’abandonne pas la

question de la chute, sans citer d’autres passages de son livre, indiquant d’autres conséquences de la

désobéissance de l’esprit pervers et de l’homme :
« Il faut que tu saches, Israël — c’est Moïse que Pasqually fait parler — que le changement



qu’opéra la prévarication des esprits pervers fut si fort que le Créateur fit force de loi, non

seulement contre ces prévaricateurs, mais même dans les différentes classes spirituelles de

l’immensité divine. Tu dois le concevoir par la vie de confusion que tu mènes ici-bas, par la

création du temps, et par les différentes actions qui s’opèrent dans le sur-céleste, le céleste et le

terrestre, où tout t’enseigne le changement universel produit par cette prévarication ; mais,

cependant, comme cette prévarication arriva avant que les mineurs[27] fussent émanés, ils ne

purent en recevoir aucune souillure ni aucune communication ; aussi n’arriva-t-il pour lors aucun

changement dans leur classe, et c’est pour cette raison qu’ils furent les dépositaires de la grande

puissance de la Divinité ».[28]

D’autre part, « la prévarication (d’Adam) étant infiniment plus grande que celle des démons, ces



mêmes esprits[29], habitants de l’immensité, ressentirent alors une attraction encore plus forte que

la première fois, et cette maudite opération de l’homme opéra sur eux un nouveau changement dans

leurs lois d’action et d’opération, c’est-à-dire qu’à l’instant du crime d’Adam, le Créateur fit force

de loi sur les êtres spirituels de Son immensité, et leurs lois d’action et d’opération ne furent plus

les mêmes qu’elles étaient, non seulement avant la prévarication des premiers esprits, mais lors de

l’émancipation du premier homme ».[30]


D’après ces deux derniers textes, Dieu serait injuste. En effet, il punit, par deux fois, les esprits qui

n’avaient commis aucun crime. Décidément, le Dieu de Pasqually n’est pas parfait.

Ainsi, la chute est universelle. Tous les êtres sont tombés. Se relèveront-ils, se réconcilieront-ils

avec le Créateur ? Seront-ils réintégrés dans leurs prérogatives et droits primitifs ? Cette
réintégration est possible, affirme Pasqually, et elle sera universelle, semble-t-il. « Les esprits qui



actionnent et opèrent dans le sur-céleste, le céleste et le terrestre, étant destinés à accomplir la

manifestation temporelle de la justice et de la gloire du Créateur, ont des puissances et des

opérations spirituelles temporelles bornées par leur assujettissement au temps. Lorsque le temps

sera passé, ces esprits ne passeront point ; ils changeront seulement d’actions et d’opérations,

c’est-à-dire qu’ils seront réunis à leur premier principe d’opérations purement spirituelles divines,

comme les esprits qui habitent actuellement l’immensité divine. »[31]


Pour être réintégré, l’homme doit atteindre l’état de Christ. Pasqually, si l’on en croit M. Franck,
disait à l’abbé Fournié : « Chacun de nous, en marchant sur ses traces, peut s’élever au degré où



est parvenu Jésus-Christ. C’est pour avoir fait la volonté de Dieu que Jésus-Christ, revêtu de la

nature humaine, est devenu le Fils de Dieu Lui-même en imitant son exemple ou en conformant

notre volonté à la volonté divine, nous entrerons comme lui dans l’union[32] éternelle de Dieu.
Nous nous viderons de l’esprit de Satan pour nous pénétrer de l’esprit divin ; nous deviendrons un


comme Dieu est un, et nous serons consommés en l’unité éternelle de Dieu le Père, de Dieu le Fils

et de Dieu le Saint-Esprit, conséquemment consommés dans la jouissance des délices éternelles et

divines. »[33]


C’est donc en conformant notre volonté à la volonté divine, en marchant sur les traces du Christ et

aussi des autres élus, tels que Abel, Enoch, Noé, Melchisédech, Abraham, Moïse, que nous serons

réintégrés. Ces élus ont, par leur sacrifice, réconcilié l’homme avec Dieu. Pour opérer la
réintégration, Dieu se sert aussi des majeurs. Ils doivent « instruire les hommes de sa volonté ». Il se

sert encore « des inférieurs qui actionnent, dans toute l’étendue de la création universelle, soit sur

le corps terrestre, soit sur l’aquatique et le fougueux ou l’axe central ».[34]


L’homme lui-même est un des principaux agents de la réintégration universelle. Il doit, pour cela,

chercher à entrer en relation avec les esprits supérieurs. Les moyens d’établir ces communications

constituent la partie pratique ou cérémonielle de la doctrine de Martines. Cette partie est bien moins

développée, dans son Traité, que la partie théorique. Elle est d’ailleurs incomplète et souvent

obscure. Néanmoins, on peut trouver d’utiles indications, dans les descriptions et commentaires que

fait Pasqually, des sacrifices d’Abel, d’Abraham, des fils de Noé, du tabernacle de Moïse, etc.
On consultera aussi, avec fruit, sur ce point, l’ouvrage déjà cité de M. Papus, il contient un certain


nombre de lettres de Pasqually à Willermoz, se rapportant aux pratiques magiques, plus les

catéchismes et rituels des Élus Coëns.

Pasqually n’ignorait pas les théories astrologiques et alchimiques : il y est fait souvent allusion

dans son traité.

L’ouvrage de Pasqually est précédé, en guise de préface, d’une notice de l’éditeur, que je crois

devoir reproduire en entier, et que voici.

II
Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme

« En cette étrange fin du dix-huitième siècle qui vit William Law en face de Hume,
Swedenborg en face de Kant, Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro en face de


Rousseau, de Diderot et de Voltaire, alors que l’Europe entière se couvrait d’une infinité

de sectes et de rites, et que les idées les plus vaines comme les plus sublimes se

dressaient une tribune dans les loges maçonniques, apparut en France un homme dont le

silencieux labeur fait un curieux contraste aux turbulentes propagandes de la plupart des

réformateurs de son temps : Martinès de Pasqually. Cet homme, d’un désintéressement

et d’une sincérité au-dessus de tout soupçon, s’efforça de ramener aux principes

essentiels de la Franc-Maçonnerie certaines loges qui s’en étaient très sensiblement

écartées à cette époque, par suite d’une série d’événements qu’il est inutile de rapporter

ici.

La tâche de Martinès était difficile : parcourant successivement, de 1760 à 1772, les

principales villes de France, il sélecta au sein des ateliers maçonniques ce qu’il jugea

pouvoir servir à constituer un noyau, un centre pour ses opérations ultérieures. Délivrant

au nom de son Tribunal Souverain, établi à Paris dès 1767, des patentes constitutives

aux loges clandestines de province, il n’hésita pas à recruter aussi au-dehors les hommes

qui lui parurent dignes du ministère qu’ils auraient à exercer.

C’est ainsi que se forma ce que M. Matter appelle avec justesse le Martinésisme, et qui,

sous le nom de Rite des Élus Coëns, n’est autre chose qu’une branche très orthodoxe de

la Franc-Maçonnerie, greffée sur l’ancien tronc et basée sur un ensemble

d’enseignements traditionnels très précis, transmis suivant exactement la puissance

réceptive acquise par ses membres au moyen d’un travail entièrement personnel. La

théorie et la pratique se tenaient étroitement.

Malheureusement, Martinès se laissa entraîner par son zèle à négliger la véritable base

de l’institution maçonnique. Tout entier à sa réforme des chapitres R.-C., il méconnut le

rôle des loges bleues, et nous allons voir un de ses disciples, le plus célèbre, bien qu’un

des plus éloignés de l’oeuvre du maître, Louis-Claude de Saint-Martin, aller plus loin

dans cette voie, et, dès 1777, refuser de participer non seulement aux tenues des loges

martinésistes où l’on ne pratiquait que les grades du porche ou maçonnerie symbolique,

mais aussi, par exemple, aux travaux des loges de Versailles, pour des raisons

spécieuses de pneumatologie, et de celles de Paris parce qu’on y enseignait le
magnétisme et l’alchimie.


En effet, peu d’années après le départ de Martinès de Pasqually pour les Antilles (1772),

une scission se produisit dans l’ordre qu’il avait si péniblement formé, certains disciples

restant très attachés à tout ce que leur avait enseigné le Maître, tandis que d’autres,

entraînés par l’exemple de Saint-Martin, abandonnaient la pratique active pour suivre la

voie incomplète et passive du mysticisme. Ce changement de direction dans la vie de

Saint-Martin pourrait nous surprendre si nous ne savions pas combien, durant les cinq

années qu’il passa à la loge de Bordeaux, le disciple avait eu d’éloignement pour les

opérations extérieures du Maître.

Les résultats de la scission due à l’active propagande de Saint-Martin ne se firent pas

attendre. Tout d’abord, les loges du sud-ouest cessèrent leurs travaux. La propagande de

Saint-Martin échoua bien près des loges de Paris et de Versailles, mais, lorsqu’en 1778

ces loges eurent vu leurs Frères de Lyon se tourner définitivement vers le rite templier

de la Stricte Observance, et le Grand-Maître Willermoz prendre la succession du Grand-

Maître provincial Pierre d’Aumont, successeur de Jacques Molay, avec le titre de

Grand-Maître provincial d’Auvergne, elles songèrent à fusionner avec les loges

Philalèthes qui, depuis 1773, travaillaient d’après les données de Martinès et de

Swedenborg, et dans les chapitres secrets desquels n’était admis aucun officier du

Grand-Orient. À cette époque, Saint-Martin commençait à être connu, grâce à la récente

apparition de son premier ouvrage : “Des erreurs et de la vérité”. Beaucoup crurent voir

en lui un continuateur de l’oeuvre de Martinès ; mais ce fut en vain que les loges dont

nous venons de parler le prièrent de s’unir à elles pour l’achèvement de l’oeuvre

commune : au dernier appel qu’elles lui firent, en 1784, lors du convent que provoqua à

Paris l’association des Philalèthes, Saint-Martin répondit par une lettre signifiant son

refus de participer à leurs travaux. Dès lors, sa grande préoccupation est d’entrer en

rapport avec les mystiques d’Italie, d’Angleterre ou de Russie ; il perd bientôt tout

intérêt pour le mouvement du rite rectifié de Lyon, et on le voit se livrer à de véritables

impatiences quand on lui parle de loges.

Les événements qui suivirent ne firent qu’engager de plus en plus Saint-Martin dans la

voie qu’il avait choisie. En 1788, celui qui devait devenir célèbre sous le nom de

théosophe d’Amboise était allé il Strasbourg, et l’opinion la plus répandue est que ce fut

la fréquentation d’une de ses amies, Mme de Boecklin, qu’il fit se tourner

définitivement vers le mysticisme.

L’exacte vérité fut qu’il y rencontra Rodolphe de Salzmann, qui était, pour ainsi dire, le

directeur spirituel de Mme de Boecklin. Ami de Young Stilling; et en correspondance et

en relation avec les grands mystiques allemands de la seconde moitié du dix-huitième

siècle, tels qu’Eckarthausen, Lavater, etc. ; Rodolphe (le Salzmann, bien que très ignoré,
était un homme des plus remarquables, profondément versé dans la mystique des deux


Testaments et dans celle des écrits de Jacoh Boehme, dont il avait reçu la clef. Ce fut

cette clef qu’il transmit à son tour à Saint-Martin, et celui-ci crut avoir trouvé ce qu’il

n’avait pas obtenu auprès de son ancien maître.

Certes, l’enseignement de Salzmann contribua beaucoup à doter la France d’un

mystique remarquable, mais cet enseignement ne put ouvrir à Saint-Martin la doctrine

de l’éminent théurge de Bordeaux. Aussi le voyons-nous, en 1793, à l’âge de cinquante

ans, se consoler de poursuivre cette clef active, en pensant à l’avertissement de

Martinès : que si, à soixante ans, il avait atteint le terme, il ne devait pas se plaindre.

Déjà sa pensée revenait en arrière, vers cette école de Bordeaux où s’étaient écoulés

cinq ans de sa jeunesse et dont il avait abandonné trop légèrement les travaux. Il

avouera dans une de ses lettres au baron de Liebisdorf (11 juillet 1776) “que M.

Pasqually avait la clef active de ce que notre cher Boehme expose dans ses théories,

mais qu’il ne nous croyait pas en état de porter encore ces hautes vérités”. Sa

correspondance nous porte à croire qu’avant sa mort, survenue à Aulnay en 1803, il était

bien revenu sur les critiques inconsidérées des travaux de son maître. Mais il était trop

tard. Le disciple avait tué l’initiateur dans son oeuvre. Le Martinésisme avait vécu.

Après la mort de Martinès de Pasqually, en 1774, l’Ordre, victime de la faiblesse de

quelques-uns, et malheureusement aussi de l’ambition de quelques autres, avait décliné

rapidement.

Les compromissions de Willermoz hâtèrent sa ruine. La plupart des frères se replacèrent

sous leurs anciennes obédiences. Ainsi firent ceux de l’Orient de La Rochelle, dont la

patente constitutive n’est pas ratifiée au-delà de 1776. En 1788, les loges de Paris

disparaissaient ; les riches archives qui avaient excité la jalousie de Cagliostro, vendues

à l’encan lors de la mort du marquis Savalette de Langes, échurent à deux frères

dévoués, puis à M. Destigny, qui les transmit, en 1868, à M. Villaréal, aux bons soins

duquel nous devons de les avoir conservées.

Depuis longtemps les frères de Lyon avaient failli à leur tâche.

Leur rite rectifié, qui n’était rien moins que le Martinésisme, surtout après son second

remaniement, vit les directoires de ses trois provinces s’éteindre successivement : le

Directoire de Bourgogne fut dissout dès le 26 janvier 1810, faute de membres ; l’année

suivante les autres fusionnaient avec le Grand-Orient, qui avait toujours refusé de les

reconnaître.

Nous ne nous sommes étendus sur les particularités de la vie de Saint-Martin que pour

montrer que c’est bien à tort que les historiens mal informés attribuèrent au théosophe

d’Amboise la succession du théurge de Bordeaux, et que d’autres, encore plus mal
documentés, en ont fait le fondateur d’un Ordre du Martinisme. Saint-Martin ne fonda


jamais aucun ordre, il n’eut jamais cette prétention, et le nom de Martinistes désigne

simplement ceux qui avaient adopté une manière de voir conforme à la sienne, tendant

plutôt à s’affranchir du dogmatisme rituélique des loges et à le rejeter comme inutile.

C’est bien là l’opinion de Jacques Matter, le célèbre historiographe de Saint-Martin,

Jacques Matter était le petit-fils de Rodolphe de Salzmann ; c’est ainsi qu’il se trouva en

possession des principaux documents relatifs au Martinésisme et aux Martinistes, et nul

ne fut placé mieux que lui pour relater les principaux événements qui signalèrent leur

existence. D’autre part, il fut en relation avec M. Chauvin un des derniers amis de Fabre

d’Olivet, et l’exécuteur testamentaire de Joseph Gilbert, qui, lui-même, fut l’unique

héritier de tous les manuscrits du théosophe d’Amboise.

Aujourd’hui c’est entre les mains de M. Matter, le fils de l’historien, que se trouve la

presque totalité de ces importants papiers, dont le “Traité de la Réintégration des Êtres”

est un des plus intéressants et des plus remarquables, comme contenant la substance de

la doctrine traditionnelle, sans aucune adjonction ni soustraction, de Martinès de

Pasqually, et que le possesseur nous a très gracieusement autorisés à publier. Ce traité,

qui fut écrit à Bordeaux dans le courant de l’année 1770, manque aux archives

chapitrales de Metz. Celles
de la V de Libourne n’en contiennent que les passages essentiels. Ces passages, assez


mal écrits et d’ailleurs remplis de coupures, sont répartis entre les diverses instructions

des rituels, de telle sorte qu’il eût été assez difficile de reconstituer l’ouvrage de

Martinès de Pasqually. Nous ne saurions donc trop remercier ici M. Matter de son

obligeante communication.

Dans la suite paraîtront, en leur temps, d’autres pièces non moins importantes, et qui

jetteront une nouvelle lumière sur les choses et les hommes de cette époque.

UN CHEVALIER DE LA ROSE CROISSANTE. »

On voit que l’auteur de cette préface, M. René Philipon, nie que Saint-Martin soit le successeur de

Martines de Pasqually et qu’il ait fondé un Ordre du Martinisme. Si les assertions de M. Philipon

sont vraies, l’Ordre actuel dit Martiniste aurait usurpé un titre qui ne lui appartiendrait pas.

M. Papus (Dr Gérard Encausse), président du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste, vient de
publier une brochure, intitulée : Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-Maçonnerie,


où il répond aux attaques dont l’Ordre Martiniste a été l’objet de divers côtés, notamment à celles

de M. Philipon.

Nous nous bornerons à opposer aux dires de ce dernier ceux de M. Papus. Nous n’avons pas en

main les éléments nécessaires pour prendre part à ces débats et pour trancher définitivement le

différend. On le pourra sans doute lorsque M. Papus aura publié les volumes qu’il annonce sur

Saint-Martin et sur Willermoz et L. Philipon les pièces dont il parle à la fin de sa préface. En

attendant, voyons ce que dit M. Papus d’abord sur Martines de Pasqually, puis sur Saint-Martin et

enfin sur l’Ordre Martiniste.
Pasqually, assure M. Papus, est un « initié de Swedenborg, un de ceux auxquels l’Invisible prêta

particulièrement son assistance incessante », « un homme doué de grandes facultés de réalisation

sur tous les plans » ; Pasqually reçut l’initiation du Maître à Londres et il fut chargé de la répandre


en France.
« C’est grâce aux lettres mêmes de Martines que M. Papus a pu fixer l’orthographe exacte de son



nom, estropié jusque-là par les critiques[35]; c’est encore grâce aux archives qu’il possède, et

grâce à l’appui incessant de l’invisible, qu’il pourra montrer que Martines n’a jamais eu l’idée de

ramener la franc-maçonnerie à des “principes essentiels” qu’il a toujours méprisés, en bon

illuminé qu’il était. Martines a passé la moitié de sa vie à combattre les néfastes effets de la

propagande sans foi de ces pédants des loges, de ces pseudo-vénérables qui, abandonnant la voie à

eux fixée par les Supérieurs inconnus, ont voulu se faire pôles dans l’Univers et remplacer l’action

du Christ par la leur et les conseils de l’Invisible, par les résultats des scrutins émanés de la

multitude. »[36]

Martines considère « la Franc-Maçonnerie comme une école d’instruction élémentaire et

inférieure ». Il fait dire à son « Maître Coën » : « J’ai été reçu maître Coën en passant du triangle

aux cercles ». Ce qui veut dire, en traduisant les symboles : « J’ai été reçu maître illuminé en

passant de la Franc-Maçonnerie à la pratique de l’Illuminisme. »

« Le Martinésisme recruta ses disciples, soit par action directe, comme ce fut le cas pour Claude



de Saint-Martin, soit, bien plus généralement, parmi les hommes déjà titulaires de hauts grades

maçonniques. » Martines les « sélectait avec le plus grand soin ». Il « ne conférait les grades qu’à



une réelle aristocratie de l’intelligence. Enfin, il admettait à l’initiation les femmes au même titre

que les hommes et sous les mêmes garanties. »


Martines donna aux grades martinésistes les noms des grades du rite Swedenborgien, ainsi que

permet de le constater sa lettre du 16 juin 1760. On peut d’ailleurs, à ce sujet, voir ce que dit Ragon
dans son Orthodoxie maçonnique (p. 149) et Reghellini[37], cité par ce dernier dans ce même


ouvrage (p. 257) : « Il serait donc juste de dire Swédenborgisme adapté au lieu de Martinèsisme ».

Passons à Saint-Martin. M. Philipon appuie ses dires sur M. Matter. Or, voici ce que dit M. Papus,
sur ce dernier : « Sa correspondance d’initié (il s’agit de celle de Saint-Martin), adressée à son



collègue Willermoz, montre quelles erreurs de fait ont commises les critiques et, en particulier, M.

Matter. Il est vrai qu’on ne pouvait pas tirer mieux des documents actuellement connus, surtout

quand on ne possède aucune lumière sur les clefs que donne l’Illuminisme à ce sujet. »


Saint-Martin s’était-il séparé de Pasqually autant que semble le dire M. Philipon ? Ce passage,

emprunté à une lettre adressée à Kirchberger[38] et publiée par M. Papus dans sa brochure, tendrait
à indiquer le contraire : « Il résulte de tout ceci que c’est un excellent mariage à faire que celui de



notre première école (celle de Pasqually) et de notre ami Boo. (Boehme). C’est à quoi je travaille ;

et je vous avoue franchement que je trouve les deux époux si bien partagés l’un et l’autre que je ne

trouve rien de plus accompli : ainsi, prenons-en ce que nous pourrons, je vous aiderai de tout mon

pouvoir. »

Relativement à l’attitude de Saint-Martin envers la Franc-Maçonnerie, M. Papus écrit : « Certains



maçons, pour lesquels un ruban tient lieu d’érudition, se sont figuré que Claude de Saint-Martin

professait pour son maître et pour son oeuvre le même détachement que pour les loges inférieures.

C’est là une erreur dérivée de la confusion de l’Illuminisme avec la Maçonnerie. Pour montrer à

quelles naïves erreurs peuvent en arriver ceux qui portent des jugements sans documents sérieux,

nous allons faire un extrait de la correspondance inédite de Saint-Martin, relatif à cette question :

“Je prie (notre f.) de présenter et de faire admettre ma démission de ma place dans l’ordre

intérieur, et de vouloir bien me faire rayer de tous les registres et listes maçonniques où j’ai pu être

inscrit depuis 1785; mes occupations ne me permettant pas de suivre désormais cette carrière, je ne

le fatiguerai pas par un plus ample détail des raisons, qui me déterminent. Il sait bien qu’en ôtant

mon nom de dessus les registres il ne se fera aucun tort, puisque je ne lui suis bon à rien ; il sait

d’ailleurs que mon esprit n’y a jamais été inscrit ; or ce n’est pas être liés que de ne l’être qu’en

figure. Nous le serons toujours, je l’espère, comme cohens, nous le serons même par

l’initiation…”[39]

Cet extrait est instructif à plusieurs égards. Tout d’abord, il nous montre que Saint-Martin ne fut

inscrit sur un registre maçonnique qu’à dater de 1785[40], et que c’est seulement en 1790 qu’il se

sépara de son milieu.

Ainsi que tous les Illuminés français, il avait refusé de prendre part à la réunion organisée par les

Philalèthes et qui ouvrit le 15 février 1788. Non seulement les Illuminés français, mais encore

Mesmer, délégué d’un centre d’Illuminisme allemand, et tous les membres du Rite Ecossais

Philosophique refusèrent de prendre part à cette réunion, où Cagliostro fut mis en demeure de

prouver ses affirmations. »


Contrairement à ce que M. Philipon laisse entendre, Saint-Martin se serait occupé activement, à ce
qu’assure M. Papus, « d’hermétisme pratique et un peu d’alchimie. Il avait à Lyon un laboratoire

organisé à cet effet ».


On a vu aussi que M. Philipon nie que Saint-Martin ait fondé un ordre. Ce n’est pas l’avis de M.
Papus ni celui de Ragon : « Ayant à partir au loin, écrit M. Papus, Claude de Saint-Martin était



obligé de faire certaines réformes dans le Martinésisme. Aussi les auteurs classiques de la FrancMaçonnerie

ont-ils donné Je nom du grand réalisateur à son adaptation et désignent-ils sous le

nom de Martinisme le mouvement issu de Claude de Saint-Martin. Il est bien amusant de voir

certains critiques, que nous nous abstiendrons de qualifier, s’efforcer de faire croire que Saint-

Martin ne fonda jamais aucun ordre. Il faut vraiment croire les lecteurs bien mal informés pour

oser soutenir naïvement une telle absurdité. C’est l’ordre de Saint-Martin qui, ayant pénétré en

Russie sous le règne de la Grande Catherine, obtint un tel succès qu’une pièce fut jouée à la cour,

entièrement consacrée au Martinisme qu’on cherchait à ridiculiser. C’est à l’ordre de Saint-Martin

que se rattachent les initiations individuelles rapportées dans les mémoires de la baronne

d’Oberkierch ; enfin, l’auteur classique de la Franc-Maçonnerie, le positiviste Ragon, qui n’est

cependant plus tendre pour les rites d’Illuminés décrit, pages 167 et 168 de son Orthodoxie

maçonnique les changements opérés par Saint-Martin pour constituer le Martinisme. »[41]


Je crois intéressant – quoique ne se rapportant pas expressément au sujet de la discussion – de
donner, d’après M. Papus, l’origine de ce pseudonyme : le Philosophe Inconnu, dont Saint-Martin


aimait à signer ses ouvrages.
« Il résulte formellement des documents actuellement placés sous la garde du Suprême Conseil



Martiniste et venant directement de Willermoz que les séances, réservées aux membres pouvant

justifier de leur titre d’illuminés, étaient consacrées à la prière collective et aux opérations qui

permettaient la communication directe avec l’Invisible. Nous possédons tous les détails concernant

le mode de cette communication ; mais ils doivent être exclusivement réservés au Comité directeur

du Suprême Conseil. Ce que nous devons révéler et ce qui jettera une grande lumière sur beaucoup

de points, c’est que les initiés nommaient l’être invisible qui se communiquait le Philosophe

Inconnu ; que c’est lui qui a donné, en partie, le livre “des Erreurs et de la Vérité”, et que Claude

de Saint-Martin n’a pris pour lui seul ce pseudonyme que plus tard et par ordre. Nous donnons les

preuves de cette affirmation dans notre volume sur Saint-Martin. »


Sur le caractère de l’oeuvre de Willermoz, M. Papus et M. René Philipon ne sont pas non plus

d’accord. Ce dernier dit que les compromissions de Willermoz hâtèrent la ruine de l’Ordre fondé

par Pasqually. Bien différente est l’opinion de M. Papus :
« C’est à tort, dit-il, qu’on a cru que Willermoz avait abandonné les idées de ses maîtres ; c’était



mal connaître son caractère élevé. Toujours, jusqu’à sa mort, il a voulu établir la Maçonnerie sur

des hases solides en lui donnant comme but la pratique de la vertu pour ses membres et de la

charité envers les autres ; mais il a toujours tendu à faire des loges et des chapitres un centre de

sélection pour les groupes d’Illuminés. La première partie de son oeuvre était patente, la seconde

occulte ; c’est pourquoi les personnes peu informées peuvent voir Willermoz autrement que sous

son véritable caractère. »

« Après la tourmente révolutionnaire, après que son frère eut été guillotiné avec tous ses initiés et



que lui-même eut échappé par miracle au même sort, c’est encore lui qui restitue en France la

Franc-Maçonnerie spiritualiste, grâce aux rituels qu’il avait pu sauver du désastre. »

« C’est Willermoz, dit ailleurs encore M. Papus, qui, seul, après la Révolution, continua l’oeuvre de



son initiateur, en amalgamant le rite des Élus Cohens avec l’Illuminisme du Baron de Hundt pour

former le Rite éclectique. »

« Certains grades de ce rite étaient purement martinistes, ainsi que nous l’apprend l’organisation

instituée à Lyon. »[42]


L’Ordre Martiniste ne disparut pas avec Saint-Martin et Willermoz. On trouve trace du Martinisme

à Paris eu 1818.
L’Initiation de mars publie justement, datées de cette année-là, deux lettres d’un martiniste qui


signe Aléthè, adressées au chevalier Arson. Dans la première de ces lettres, ce martiniste met en

garde le chevalier Arson contre H. W.[43] et il lui recommande la lecture d’un ouvrage de Saint-
Martin : Des Erreurs et de la Vérité[44].

« Le curieux extrait suivant montre », en outre, « que Balzac avait appris presque sûrement, en

séance d’initiation, la filiation réelle de l’Ordre Martiniste. »

« La théologie mystique embrassait l’ensemble des révélations divines et l’explication des



mystères. Cette branche de l’ancienne théologie est secrètement restée en honneur parmi nous.

Jacob Boehm, Swedenborg, Martines Pasqualis, Saint-Martin, Molinos, Mmes Guyon, Bourignou
et Krudener, la grande secte des Extatiques, celle des Illuminés, ont, à diverses époques, dignement


conservé les doctrines de cette science, dont le but a quelque chose d’effrayant et de gigantesque.

»[45]

Le Martinisme actuel d’ailleurs se rattache à Saint-Martin par Henri Delaage, petit-fils du ministre
Chaptal, initié lui-même par le Philosophe Inconnu[46].

« Quelques mois avant sa mort, écrit M. Papus, Delaage voulut donner à un autre la graine qui lui



avait été confiée et dont il ne pensait pouvoir tirer aucun fruit. Pauvre dépôt, constitué par deux

lettres et quelques points, résumé de cette doctrine de l’initiation et de la trinité qui avait illuminé

tous les ouvrages de Delaage. Mais l’Invisible était là, et c’est lui-même qui se chargea de

rattacher les ouvrages à leur réelle origine et de permettre à Delaage de confier sa graine à une

terre où elle pourrait se développer. »

« Les premières initiations personnelles, sans autre rituel que cette transmission orale des deux



lettres et des points, eurent lieu de 1884 à 1885, rue Rochechouart. De là, elles furent transportées

rue de Strasbourg, où les premiers groupes virent le jour. La première loge se tint rue Pigalle, où

Arthur Arnould fut initié et commença ainsi la voie qui devait l’écarter définitivement du

matérialisme. La loge fut ensuite transportée dans un appartement de la rue de la Tour-d’Auvergne,

où les tenues d’initiation furent fréquentes et fructueuses au point de vue intellectuel. Les cahiers

virent le jour (1887-1890) ; et c’est alors que Stanislas de Guaita prononça son beau discours

initiatique. À partir de ce moment, les progrès sont très rapides. »

« Le groupe ésotérique, la librairie du Merveilleux, si bien créée et dirigée par un licencié en droit,



membre fondateur de la loge, Lucien Charnue), virent successivement le jour et, en 1891, le

Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste était constitué avec un local réservé aux tenues et aux

initiations, 29, rue de Trévise, puis rue Bleue, et enfin rue de Savoie. »


Le Martinisme actuel est une adaptation des réalisations de Saint-Martin et de Willermoz.
« De même que Martines avait adapté, dit M. Papus, le Swedenborgisme au milieu dans lequel il



devait agir, de même que Saint-Martin et Willermoz avaient aussi créé les adaptations

indispensables, de même le Martinisme contemporain a dû s’adapter à son milieu et à son époque,

mais en conservant à l’Ordre son caractère traditionnel et son esprit primitif. »

« L’adaptation a surtout consisté à unir étroitement l’oeuvre de Saint-Martin à celle de Willermoz.



Ainsi, les initiateurs libres, créant directement d’autres initiateurs, et développant l’Ordre par

l’action individuelle, caractérisaient trop l’oeuvre de Saint-Martin pour ne pas être intégralement

conservés. »

« Mais les groupes d’initiés et d’initiateurs régis par un centre unique et constitués



hiérarchiquement caractérisaient aussi le Willermosisme et devaient être l’objet d’une attention

particulière. »

« Voilà pourquoi le Martinisme contemporain constitua, à côté des initiateurs libres, son Suprême



Conseil assisté de ses Délégués généraux, de ses Délégués spéciaux, et administrant des loges et

des groupes répandus actuellement dans toute l’Europe et dans les deux Amériques. »

« Ne demandant à ses membres ni cotisations, ni droits d’entrée dans l’Ordre, n’exigeant non plus



aucun tribut régulier de ses loges au Suprême Conseil, le Martinisme est resté fidèle à son esprit et

à ses origines, en faisant de la pauvreté matérielle sa première règle. »

« Par là, il a pu éviter toutes ces irritantes questions d’argent qui ont causé tant de désastres dans



certains rites maçonniques contemporains ; par là, aussi, il a pu demander à ses membres un

travail intellectuel soutenu, créer des écoles, distribuant leurs grades exclusivement à l’examen et

ouvrant leurs portes à tous, à condition de justifier d’une richesse intellectuelle ou morale

quelconque, et renvoyant ailleurs les oisifs et les pédants qui pensaient arriver à quelque chose

avec de l’argent. Le Martinisme ignore les radiations pour non-paiement de cotisations, il ignore le

tronc de la veuve, et ses chefs seuls sont appelés à justifier leur titre en participant, suivant leur

grade, au développement général de l’Ordre. »[47]



Jacques Drieu. Mercure de France, tome trentième, avril-juin 1899 :

« MARTINÉSISME ET MARTINISME »

Notes :

[1] Martines de Pasqually : Traité de la Réintégration des Êtres, Chacornac.


[2] Ibid., p. 311.

[3] Ibid., pp. 234-235.

[4] Ibid., p. 322.

[5] Le nombre 8, « nombre de la double puissance spirituelle », était le nombre d’Adam, avant la

chute (V. pp. 324 et 325).

[6] Ouv. cit., p. 79.

[7] Si l’on rapproche cette phrase des deux suivantes, on voit qu’il y a encore ici contradiction: le

mot création ne peut s’appliquer qu’aux choses et aux êtres temporels.

[8] Il semble que le Dieu de Martines n’occupe qu’une partie déterminée de l’Espace.

[9] Qui? Quoi ? Il manque ici un mot évidemment.
[10] Pasqually : Traité de la Réintégration des Étres, pp. 176-177


[11] Ibid., p. 7.

[12] Ibid., p. 8.

[13] Ibid., p. 8.

[14] Ibid., p. 9.
[15] Pasqually, Traité de la réintégration des êtres, p. 71.


[16] Ibid., p. 11.

[17] Ibid., p. 12.

[18] Pasqually distingue l’univers en trois parties: 1° l’univers qui est une circonférence dans

laquelle sont contenus le général et le particulier; 2° la terre ou, la partie générale de laquelle

émanent tous les aliments nécessaires à substancier le particulier; 3° le particulier, qui est composé

de tous les habitants des corps célestes et terrestres.

[19] Ibid., pp. 11 et 13.

[20] Ibid., p. 17.

[21] Ibid., p. 21.
[22] Pasqually, Traité de la réintégration des êtres, pp. 27-28.


[23] Ibid., pp. 29-30.

[24] Infini doit être pris ici, sans doute, dans le sens de très grand, sinon la réintégration ne serait

pas universelle. (Voir plus bas).

[25] Ibid., p. 18.
[26] Pasqually, Traité de la réintégration des êtres, p. 386.


[27] C’est-à-dire les hommes.

[28] Ibid., p. 313.

[29] Il s’agit de ceux des classes Spirituelles.

[30] Ibid., p. 317.

[31] Ibid., pp. 310-311.

[32] Par le mot « union », Martines entend-il que nous serons confondus, annihiles en Dieu ? Nous

ne le croyons pas. Le texte précèdent et un autre cite plus haut indiquent clairement le contraire.
C’est donc à tort que M. Franck écrit, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques (art.

Martines de Pasqually), que la volonté des êtres réintégrés « s’annihile elle-même ».

[33] Martines de Pasqually, par Papus, 1 vol., Paris, 1895, pp. 116-117.

[34] Traité de la Réintégration des êtres, p. 178.


[35] Martines de Pasqually, par Papus, p. 6. – On remarquera que M. Philipon écrit Martinès, avec

un accent, et M. Papus Martines sans accent.

[36] Tout ce qui est entre guillemets, sauf indication contraire, est extrait de la brochure de Papus.

Nous n’indiquons pas les pages pour ne pas multiplier les renvois. Du reste, il est on ne peut plus

facile de retrouver les passages cités.
[37] Reghellini: « Swedenborg a donné l’idée à Martines Pascalis (sic) de son rite des Elus Coëns,


qui se rapporte à la théosophie biblique et chrétienne, et qui est assez répandu en Allemagne et
dans les villes les plus considérables. »


[38] M. Philipon cite justement une partie d’une phrase de cette lettre dans sa préface.

[39] Lettre inédite de Claude de Saint-Martin à Willermoz, adressée de Strasbourg le 4 juillet 1790

(Archives du Suprême Conseil Martiniste) (N. de M. Papus).

[40] D’après M. Philipon, Saint-Martin aurait été maçon, ainsi qu’on a pu le voir, déjà en 1777.

[41] Le rite de Saint-Martin qui comprenait dix grades a été réduit, affirme Ragon, à sept grades,
dans le régime ayant pour titre : Ecossisme réformé de Saint-Martin, répandu en Allemagne et en


Prusse (J. B.)

[42] Martines de Pasqually, ouv. déjà cité, p. 210.

[43] Les initiales H. W. désignent sans aucun doute Hoené Wronski.
[44] Ces deux lettres sont extraites d’un ouvrage du chevalier Arson: Appel à l’Humanité.

[45] Balzac: Les Proscrits, cit., par M. Papus dans sa brochure.


[46] Voir, dans la brochure de M. Papus, la lettre que M. Camille Flammarion lui a adressée sur ce

sujet.

[47] Outre ce qui a été analysé ou cité, touchant le Martinésisme, le Martinisme et le

Willermosisme, la brochure de M. Papus contient une défense du Martinisme contre les attaques des

cléricaux et des matérialistes, un résumé, très succinct de l’histoire de la Franc-Maçonnerie en

France du milieu du siècle dernier à nos jours, l’explication des grades du File de perfection et de

l’Ecossisme et un appel aux Francs-Maçons, les adjurant de revenir à leurs traditions primitives

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